Afghanistan : Quand les femmes prennent la parole «Sous le ciel de Kaboul»

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Les Afghans craignent de voir les talibans, qui ont fait régner la terreur dans leur pays, revenir au pouvoir. Pour comprendre à quoi ressemblait ce passé, il faut lire Sous le ciel de Kaboul qui réunit douze nouvelles afghanes. Ces récits qui donnent la parole aux femmes afghanes racontent la guerre, la désolation et surtout leurs expériences intimes d’une société patriarcale régie par le sacré, où les femmes n’avaient pour horizon que l’enfermement et l’oubli des désirs.

 

Elles s’appellent Nâzboo, Bahar, Femme Khamiri, Pari… Jeunes filles amoureuses, femmes battues, mamans qui s’inquiètent pour leurs fils forcés de partir à la guerre, elles sont les protagonistes d’un inoubliable volume de nouvelles afghanes contemporaines, parues récemment en français.Sous le ciel de Kaboul, publié cet été par les éditions Le Soupirail, est un recueil poignant et intense sous la plume de 12 auteures afghanes persanophones, vivant entre Kaboul, les États-Unis et le Canada. Ces auteures appartiennent à différentes générations, mais elles ont en commun les ténèbres de la guerre qui n’en finit pas.

Elles ont aussi en partage leur imaginaire peuplé d’hommes et de femmes endeuillés, de mères se lamentant sur le sort de leurs amants ou leurs fils envoyés au front pour ne jamais revenir, des « femmes qui allument le feu » malgré tout, comme la mère du protagoniste Hamad dans l’ultime nouvelle du recueil, dans l’espoir de voir revenir un jour son fils préféré. Les nouvelles de ce recueil nous plongent dans la réalité cruelle del’Afghanistan contemporain, mais la magie de l’écriture transforme ces plongées au cœur d’une histoire brutale et traumatisante en des exercices de catharsis, dignes des plus grandes littératures.

« Ils ont une barbe longue comme ça »

Dans « L’eau dormante », l’une des nouvelles sans doute les plus réussies du volume, c’est à travers le regard d’une adolescente que l’auteure nous donne à voir les strates de la tragédie humaine qui se déploie dans l’Afghanistan en guerre. La jeune fille tisse des tapis depuis sa plus petite enfance pour aider sa mère abandonnée par son mari polygame à subvenir aux besoins de sa famille. Elle parle moins de la guerre que de la menace que fait peser le retour des talibans sur la liberté des femmes dans son pays, sur leur joie de vivre, sur le rôle qu’elles sont en droit de jouer dans la société.

Elle se demande « de quoi ont-ils l’air,les talibans ? » La voisine lui répond : « Ils ont une barbe longue comme ça. Ils ont un turban grand comme ça, leurs habits sont sales et ils marchent pieds nus. » La réponse de la voisine, où la panique se mêle aux fantasmes, inquiète, mais l’adolescente se rend compte tout d’un coup que cette description des talibans se recoupe étrangement avec ses traumatismes d’enfance, lorsque les pleurs de sa mère la réveillaient en pleine nuit. « Cette nuit-là, l’ombre de mon père frappant ma mère était projetée sur le mur. C’était une ombre terrifiante, portant un turban et une barbe… », se souvient la protagoniste, fondant en larmes.

 Le recueil s’ouvre sur les lamentations d’une mère condamnée à éloigner son fils du village pour que la colère des hommes ne s’abatte pas sur lui. « Deux coups de feu » évoque une société prise au piège de la haine et dont les principales victimes sont les femmes. « Le cri de la rivière ressemble toujours aux lamentations des femmes. Les femmes qui allument le feu », s’écrie le fils qui s’enfuit en s’enfuyant à travers les collines où ses coups de feu ont coûté la vie à son frère. C’est l’histoire d’Abel et Caïn revisitée, mais la vraie victime ici est la mère.

Dans sa nouvelle intitulée simplement « Numéro Treize », l’auteure Batool Haidari met en scène le monologue d’une femme tuée dans un attentat, se remémorant les derniers instants de sa vie. Sortie de la maison pour obtenir des nouvelles de son mari, mobilisé par les agents du gouvernement pour être envoyé au front, elle est victime d’une bombe qui explose à son passage. Une forte déflagration et la jeune femme est tuée sur-le-champ. Gardée dans la morgue en attendant que son mari vienne identifier le corps, la défunte s’inquiète, imagine l’auteur, pour sa fille nouveau-née restée seule à la maison. « C’est ma nouvelle préférée », confie la traductrice du recueil Khojesta Ebrahimi. Elle se souvient d’avoir bavardé avec l’auteure de la nouvelle qui est psychologue de métier et admiratrice de Sadeq Hedayat, le célèbre écrivain né en 1903 à Téhéran et mort à Paris en 1951, que l’on appelle le Maupassant iranien. Pour Ebrahimi, qui reconnaît avoir traduit ces nouvelles, avec autant de bonheur que de douleur, « la grande réussite de Haidari est d’avoir su raconter avec une froideur clinique le désarroi de la mère, la brutalité de la mort que sèment des attentats terroristes, la guerre… ».

Une pratique narrative vieille comme la civilisation

 

Racontées avec un sens consommé de l’économie de moyens et traduites avec talent, les douze nouvelles réunies dans Sous le ciel de Kaboul s’inscrivent dans une pratique narrative vieille comme la civilisation humaine. Réputé pour être le tombeau des conquérants, l’Afghanistan est aussi une terre de poésies, de contes, de fables, de récits folkloriques et de proverbes. C’est le pays natal de Rumi et d’Ahmed Shah Abdali, le fondateur de l’Afghanistan moderne et poète lui-même. Les écrivains femmes afghanes ne sont pas moins talentueuses et loquaces que leurs hommes, comme le rappellent les voix qui résonnent dans les pages du recueil présenté ici.

La tradition d’écriture féminine en Afghanistan remonte au moins au VIIIe siècle qui vit émerger la voix de la talentueuse Rabia-e-Balkhi, princesse arrêtée puis mise à mort par son frère le roi pour avoir osé déclamer en public son amour pour son esclave Baktash. Selon la légende, elle aurait écrit ses derniers poèmes plongeant son kalam dans son sang. Sans se laisser impressionner par les diktats des autocrates, les filles de Rabia ont poursuivi la tradition, continuant d’enrichir le corpus littéraire persanophone avec leurs lectures souvent subversives de la vie, Des lectures qui sont surtout « propres à leurs vécus de femmes opprimées et dominées au sein des sociétés patriarcales », commente la traductrice.

Le silence auquel les femmes afghanes ont été trop longtemps réduites explique sans doute l’urgence que laissent entendre les douze auteures de Sous le ciel de Kaboul. Rien ne traduit mieux cette urgence que la chute du dernier récit du recueil. « J’ai tellement de choses à dire que je voudrais écrire des jours et des jours, mais ma main me fait défaut. Ma plume tombe et…  » Des propos certes attribués à un homme dans la nouvelle en question, mais que les Nazboo, les Bahar, les Femmes Kamiri et autres Pari auraient pu très bien les prononcer, si seulement elles avaient pu toutes aller à l’école comme leurs homologues masculins.

À la rentrée scolaire de juillet dernier, les filles n’étaient que 3% sur les 9 millions d’enfants afghans qui ont fait leur rentrée cette année. C’est dramatique pour l’avenir de l’écriture féminine en Afghanistan.

 

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