Mémoire du chaudron: Épisode 10

Le temps était venu de mettre le holà et de discipliner l’énergie débridée de Tunde. Dès qu’il jugeait intéressante une moindre photo de Yayi Boni, ses machines se mettaient aussitôt à tourner pour des dizaines de milliers de calendriers de tous format. Les choses s’empirèrent lorsqu’il fut rejoint par une autre grosse ponte du monde de l’imprimerie au Bénin : Jean Djossou, patron de l’imprimerie « Nouvelles Presses ». La rivalité commerciale qui existait antérieurement entre les deux, devint rapidement le moteur d’un activisme débordant de part et d’autre. C’était à qui imprimerait le plus de calendriers estampillés Yayi Boni. Le pays en fut bientôt inondé, à la grande satisfaction du candidat. Le problème, c’est que la gestion de l’image échappait de ce fait à tout le monde. Et à trois mois du scrutin présidentiel, la chose devenait préoccupante. Le plus grave, c’est que Tunde, qui ne connaissait de communicant que l’exubérant Charlemagne Kekou de la télévision nationale, était sur le point de lancer le logo officiel du candidat. Dans sa tête, c’était simple comme bonjour. Cette information, parvenue à nos oreilles, rendit particulièrement furieux Didier Aplogan. Ça ne servait en effet à rien, de se battre autant que nous le faisions pour, in fine, laisser s’échapper la maîtrise de la principale arme de guerre.
De toutes les photos du candidat Yayi qui circulaient, il y en avait une qui revenait le plus et que je découvris pour la première fois, par le plus pur des hasards, dans le cartable de Tunde. C’était au cours d’une des réunions hebdomadaires que nous tenions depuis début 2014, tous les lundis soir, chez Francis Da Silva, à Akpakpa, non loin de l’hôtel Plm Aledjo. Fulbert Gero Amoussouga, les frères Ishola et Yakoubou Bio Sawé, Paulin Dossa, Francis Da Silva, Bovis Macaire, Alfred Sama, Mouftaou Laleye, un grand frère de Tunde (pas le vizir !), Tunde lui-même et moi, nous nous retrouvions à partir de 19h tous les lundis, dans cette immense propriété bourgeoise qui témoignait de la gloire passée de son propriétaire. Francis Da Silva était en effet un magna du coton, sur le déclin. Son engagement et sa motivation à soutenir la candidature de Boni Yayi ne souffrait d’aucune distorsion. Membre fondateur et influent financier de l’Ipd, il mettait un point d’honneur à rendre nos rencontres le plus agréable possible. Et même si je trouvais bien souvent les sujets à l’ordre du jour assez plats et fades, je ne pouvais en dire autant de sa cuisine. Un de ces soirs donc, Tunde, au bout d’une longue digression, sortit une maquette de son cartable et le fit circuler autour de la table.  » C’est notre logo de campagne  » avait-il déclaré avec un petit sourire mesquin. Quand la feuille arriva à mon niveau, je remarquai cette photo représentant Yayi Boni, l’air perdu, songeur, avec un bras de lunette enfoncé dans la commissure des lèvres. Il ne pouvait y avoir pire image lorsqu’on veut rassurer un électeur, pensai-je. Mais je connaissais assez bien Tunde pour savoir qu’il prendrait la moindre critique sur son chef-d’œuvre pour une attaque personnelle et que ce serait parti pour deux semaines d’ambiance glaciale entre lui et moi. Je n’en avais pas besoin. Le temps me formait très rapidement. Je glissai donc lentement le document à mon voisin immédiat autour de la table, non sans avoir jeté un dernier coup d’œil à l’image qui accompagnait celle du candidat : un majestueux cauris. « Ah cette affaire-là revient ? », me demandai-je silencieusement.
J’avais en effet entendu parler du cauris pour la première fois, lorsque Benoît Dègla, alors président de l’un des mouvements politiques de soutien les plus actifs à Yayi Boni, demanda un jour mon avis sur une proposition qu’il entendait soumettre au candidat. Il s’agissait d’un logo de campagne représentant Yayi Boni au milieu d’une carte du Bénin dont les contours étaient entièrement en cauris. Je lui fis part de mon inquiétude de voir le symbole du cauris heurter des sensibilités dans les milieux évangéliques et musulmans, mais l’encourageai néanmoins à l’envoyer à Yayi.
A voir la façon dont toute l’assistance appréciait du bout des lèvres la proposition de Tunde, je compris que personne ne voulait avoir affaire à lui. Il prit donc naturellement tous les hochements de têtes et les plissements de lèvres comme autant de compliments. Et quand le document revint à son point de départ, c’est à dire dans ses mains, il ne pût s’empêcher de nous faire une confidence qui en rajouta à mon irritation :  » j’ai beaucoup travaillé sur ça avec le président einh »…La méthode Yayi se dessinait. Faire faire les choses par procuration sans jamais en donner l’air.
De toutes les façons, le petit exposé que venait de faire Saca Lafia ce soir-là au siège de campagne à Bar-Tito, dans le silence studieux de la salle de la cellule de communication, nous montra bien qu’une grande partie du vin était tiré. Cette photo de Yayi que Picasso aurait sans doute titré  » L’homme aux lunettes », avait déjà fait le tour du Bénin et était accrochée dans les moindres hameaux du septentrion. La changer à cette étape du parcours nous faisait courir le risque de voir le vote analphabète se déporter sur tout autre candidat qui aurait la vicieuse idée de brandir des lunettes. Il fallait donc faire avec. Didier ne décolérait pas quand vint son tour de prendre la parole. Il parla longuement de charte graphique, de couleur et de mise en scène de l’image. C’était agréable à entendre et en plus ça faisait savant. Charles se rongeait l’ongle de son annulaire gauche. A mon tour je re- exprimai ma crainte de voir l’image du cauris se retourner contre nous dans les milieux évangéliques et musulmans. Dans un tout autre registre, Alfred Sama plaida pour que la couleur de fond du logo fût du bleue et non du vert. Le bleu en effet, étant une couleur primaire, était moins cher à imprimer que le vert qui est une couleur secondaire. Sa requête ne prospéra pas outre mesure. « Écoutez les amis, nous n’allons pas perdre davantage de temps « , enclencha Patrice Talon quand chacun de nous eu fini de parler. C’était la première fois que je l’entendais. L’épaisseur de sa voix dégageait plus de virilité que sa silhouette. Puis il développa :  » sur le cauris, je n’ai rien à dire. Je trouve même que c’est une excellente inspiration parce qu’il s’agit de l’un des symboles les plus connus chez nous. Mais je propose qu’il soit agrandi et posé plutôt en face de la photo. Pour la photo elle-même, le mal est déjà fait. Il va falloir peut-être dans la mesure du possible lui faire un lifting ». Un petit silence traversa la salle. Quelques usagers de la maison, désorientés, poussaient bruyamment la porte, avant de s’excuser et de la refermer avec encore plus de bruit. Je ne sus trop dans quel registre classer Patrice Talon. Homme d’affaire ? Homme politique ? Communiquant ? Car ce n’était pas la pertinence de son intervention qui me marqua, mais le sentiment qu’il me donna aussitôt qu’il faudra le convaincre sur tout. Une nouvelle facette ! D’autres, plus surprenantes suivront les semaines suivantes…
(Le chaudron en maintenance dès demain…Ce récit a commencé de façon accidentelle. Je ne l’avais pas programmé. Merci à tous pour les compliments. Mon inbox n’a jamais été aussi mouvementé !)

 

Tiburce ADAGBE

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