Journée internationale de la jeunesse 2020: « Jamais la jeunesse ne s’est sentie autant marginalisée. » Loukman Tidjani

La Journée internationale de la jeunesse, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1999, est commémorée chaque année le 12 août afin d’attirer l’attention de la communauté internationale sur les problèmes de la jeunesse et célébrer le potentiel des jeunes en tant que partenaires dans la société.  Dans le cadre de la journée internationale de la Jeunesse, Mr Loukman Tidjani, s’est entretenu avec nous sur le thème de cette journée « L’engagement des jeunes pour une action mondiale ».

Bonjour Monsieur Tidjani. Pensez-vous que ce thème répond aux enjeux et défis présents ?

Le monde aujourd’hui est marqué par une crise sociale, économique et surtout sanitaire sans précédent qui a appelé la conjugaison de nos efforts au-delà des clivages générationnels pour sauver l’humanité. Pendant que nous essayons de sortir de cette situation, deux autres crises nous attendent et présentent à nos yeux les risques de l’effondrement de nos sociétés. Il s’agit d’abord du réchauffement climatique ou planétaire qui se produit à un rythme encore plus grand que ce que nous craignions. Ensuite, il y a la crise démographique. Longtemps ignorée puis rejetée et enfin perçue, l’explosion démographique guette l’Afrique avec ses conséquences sur la paix, la sécurité mondiale.  Dans un tel contexte fait de menaces, il est important que la question de l’engagement de chaque citoyen, en particulier des jeunes, soit abordée afin de trouver les leviers importants pour une nouvelle ère planétaire.

Pour un pays comme le Bénin, démographiquement jeune et en pleine phase de développement, le débat devient prioritaire. Il est important qu’il se fasse sans peur, sans détour dans toutes les sphères de notre société. Quel modèle de société construisons-nous pour notre jeunesse ? Quel est le rôle et la partition que la jeunesse doit jouer dans cette dynamique ? Quelle jeunesse sommes-nous en train de forger pour l’avenir ? Bâtir un pays nécessite une jeunesse dynamique, caractérisée par les valeurs sûres du patriotisme et par-dessus tout un engagement fort qui nimbe ses actions de tous les jours. L’engagement de la jeunesse doit donc être au cœur de toute notre réflexion sur l’évolution de notre pays.

Pensez-vous que ce débat se fait dans notre pays ?

Malheureusement ce débat ne se fait pas et j’ai encore plus peur qu’il ne se fera pas, du moins pas dans les prochaines années si nous ne changeons pas notre manière de percevoir la jeunesse. Il y a manifestement un recul dans la prise en considération de la jeunesse dans le débat national. Jamais la jeunesse ne s’est sentie autant marginalisée, réduite à la peur. Elle est visiblement écartée dans la vie de notre nation. Elle vit dans la psychose générale pendant qu’autour, elle voit son environnement en métamorphose. Elle sent un besoin de s’exprimer. Elle sent la nécessité d’agir mais hélas. Nous avons aujourd’hui une société antagoniste ; hostile à l’engagement du jeune, a fortiori lorsqu’il s’agit de s’exprimer pour dénoncer et réclamer. Chaque pas posé, chaque réflexion portée par des jeunes est perçue comme allant à l’encontre de l’action politique ou est synonyme de contestation. Ce climat n’est pas de nature à favoriser un débat sincère sur l’engagement des jeunes en faveur d’action de développement. La jeunesse sait quel chemin il faut prendre pour changer le paradigme. Elle veut proposer aussi cette nouvelle direction dans l’espace public en partageant son opinion, sa colère, ses refus, ses désirs.

Mais au niveau des jeunes, comment se manifeste cet engagement ?

Ces dernières années, la forme la plus visible (en raison de n’environnement socio-politique) est celle de l’engagement participative. Il y a de plus en plus un élan volontariste des jeunes à jouer un rôle dans le développement et à être au service de leur communauté. Cet engagement est remarqué dans des domaines comme l’environnement où des initiatives sont prises par les jeunes au niveau local pour leur cadre de vie propre. Cet engagement est aussi connu dans le social où beaucoup de jeunes et/ou d’associations viennent en aide aux couches sociales les plus vulnérables par des dons, de toutes sortes, destinés aux personnes à mobilité réduite, aux personnes pauvres, aux enfants et aux personnes marginalisées. On a vu par exemple, beaucoup d’actions des jeunes volontaristes surtout en cette période de pandémie liée à la Covid-19. Ce sont des gestes salutaires et à encourager. Beaucoup de jeunes sont aussi engagés  dans le secteur privé pour faciliter la création de richesse.

En revanche, bien qu’à la faveur des réformes politiques, beaucoup de jeunes ont intégré des partis politiques, la participation des jeunes au processus électoral est en net recul dans notre pays. Il faut interroger les taux de participation aux deux récentes élections pour s’en rendre compte. L’engagement des jeunes par la contestation n’existe presque plus dans notre pays. Il y a une tendance forte au musellement de cette forme d’engagement à travers un environnement juridique très strict et qui ne garantit pas toujours la pleine jouissance des droits des jeunes. On n’a donc plus des jeunes «porteurs de pancarte» dans des combats nobles pour le respect de certaines règles fondamentales et la bonne gouvernance par exemple. Cet engagement est malheureusement remplacé par les marches solitaires (rire) et les publications sur les réseaux sociaux.

Les réseaux sociaux au service de l’engagement des jeunes : n’est-ce pas une évolution ?

Je parlerai plutôt du numérique. Je suis de ceux qui défendent l’innovation et l’utilisation des technologies de l’information dans notre vie. Depuis plusieurs années, j’y consacre ma vie car travaillant aujourd’hui dans le domaine de la santé et de la citoyenneté numérique. L’utilisation des TIC est une avancée mais elle est aussi une menace si nous continuons de croire que cela se substituerait aux formes traditionnelles d’engagement et de participation. Aussi bien dans les autres domaines de l’engagement des jeunes tels que la santé, la citoyenneté, le social, etc., le numérique doit être une solution de soutien. Les problèmes des populations doivent trouver d’abord des réponses communautaires bien mûries. Ce n’est pas, par exemple, en faisant des tweet-up que l’on pourra régler les problèmes des mariages forcés ou des grossesses précoces des adolescentes. Ce n’est pas en écrivant des blogs que nous allons amener les jeunes à lutter contre la consommation du tabac. Ce n’est pas en faisant des webinaires que nos jeunes pourront se libérer de la radicalisation. Nous devons revoir notre manière de percevoir et d’utiliser ces outils innovants. On ne peut pas empêcher les associations/mouvements de jeunes de s’exprimer, de protester dans la rue contre des dérives et donner leurs opinions sur les sujets de gouvernance. Même sur l’utilisation des réseaux sociaux, on a assisté malheureusement à des méthodes diverses pour limiter l’espace d’expression des jeunes.  C’est un danger, une bombe qui, si elle explose, détruira notre société.

 

De votre position, quel regard portez-vous sur l’engagement des jeunes au Bénin ?

J’ai un regard mitigé. C’est vrai que cet engagement est quantitativement en hausse mais il reste encore beaucoup de choses à corriger. Malgré l’agitation trouvée aujourd’hui chez pas mal de jeunes, l’engagement volontaire n’est pas encore sincère et productif de véritable impact dans notre société. Il recèle des limites et est aussi confronté à des contraintes. Je peux citer principalement cinq limites. Il y a le manque de formation de certains jeunes qui les oblige à se limiter à un niveau modeste de l’engagement, du fait qu’ils ne disposent pas suffisamment de capacités intellectuelles pour militer ou servir comme ils le souhaiteraient.

Ensuite, l’engagement militant comme une solution au chômage pour beaucoup de jeunes qui sont dans des associations pour régler un problème de survie et d’oisiveté. La troisième limite est la bataille de leadership au sein d’associations de jeunes. Il y a aussi l’absence d’une boussole qui puisse guider les jeunes sur les mécanismes et outils d’engagement en lien avec la vision nationale. Enfin, on assiste aujourd’hui à une absence de coordination et à un morcellement institutionnel au vu de manque de cohérence entre les acteurs capables d’orienter le jeune. Ce qui crée un flou dans les actions de jeunesse parfois teintées de représentations négatives voire de méfiance à l’égard de leurs pairs.

Face à cela, que faut-il alors faire ?

Au regard du tableau peint, je pense que nous devons agir autour de quatre leviers.

Le premier est qu’il faut « laisser la place aux jeunes pour qu’ils s’expriment ». Nous devons rendre l’espace public plus démocratique et sécurisant pour les jeunes. Il faut éliminer chez les jeunes ce sentiment qu’une classe souhaite « garder le monopole de la solution ». Ensuite, renforcer au sein des jeunes l’effet de groupe en développant selon le contexte et le domaine d’invention auprès des jeunes et même des structures d’accompagnement une complémentarité entre eux en leur donnant des outils communs. Enfin, il faut une démarche programmatique avec des stratégies visant à accompagner, évaluer, apprécier et valoriser les effets à moyen et long terme des initiatives des jeunes. Tout cela passe par l’élaboration de politiques locales et durables en faveur des jeunes dans un processus participation qui met l’accent sur l’implication d’associations dynamiques ou porteuses d’initiatives originales sur le territoire.

Quel est votre mot de fin ?

Chacun (décideur, jeune) doit comprendre et accepter que l’engagement des jeunes peut se manifester de deux manières : lutter ou contester et aider ou participer, mais toutes deux doivent servir pour l’intérêt général et non pour une fin personnelle. Laissons la place aux initiatives jeunesse et citoyenne afin d’actionner un puissant levier d’émancipation et de développement de potentiel pour les jeunes dans nos communautés.

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